Beckett, Le Dépeupleur : lecture

« Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. (…) Tous se figent alors. »

Début mai 1968, Samuel Beckett est enfermé chez lui par la maladie. Depuis des semaines, la toux et une fièvre violente l’affaiblissent de jour en jour. Il se décide enfin à prendre un avis médical, craignant un cancer. On lui découvre un abcès au poumon, lointaine conséquence d’un coup de couteau reçu trente ans plus tôt. Le traitement de l’infection est très long, interdiction stricte de sortir et de recevoir de la visite. À l’automne seulement il peut commencer de s’aventurer dans le quartier. Stricte abstinence également : la cigarette ? – Fini. – Whisky ? – Fini. – Un doigt de Jameson peut-être, le soir ? – Pas de doigt ! – Mais, docteur, alors je vivrai plus vieux ? – Ça, je ne dis pas, mais ça vous semblera beaucoup, beaucoup plus long.

Tenu des semaines à sa fenêtre par la maladie, en silence, trop faible pour travailler. Son traducteur allemand Elmar Tophoven rapporte dans une conversation non datée qu’étant entré chez Samuel Beckett par la porte restée entrebâillée, il l’avait trouvé à sa fenêtre, qui donnait sur une des façades extérieures de la prison de la Santé, occupé à correspondre, en silence, avec un détenu : en Morse, à l’aide d’un miroir, point, tiret. Rien n’interdit d’y voir une habitude, ni d’imaginer que c’est à ce moment de réclusion et de maladie que Samuel Beckett l’a prise. Dans sa berceuse ou debout à sa fenêtre, l’heure du jour devait décider des correspondants, cadran solaire retourné. En silence, mais pas total, le bruit de la ville, les cris et les clameurs des prisonniers.

Régime pénitentiaire dit pennsylvanien : isolement total en cellule jour et nuit, modernisation du régime dit auburnien : travail collectif le jour, isolement et couvre-feu la nuit.

Beckett et l’épidémie due au sars-cov-2 ont en commun qu’on écrit beaucoup trop à leur sujet. Essayer de ne pas en rajouter : plutôt le lire. Parmi les dispositifs constants dans son œuvre, l’opposition entre ouverture et clôture, et l’œil. Le Dépeupleur, écrit entre 1965 et 1970, un des textes qui auront coûté à Beckett les plus grands efforts, d’abord intitulé Dans le cylindre puis L’Issue, ensuite traduit en anglais sous le titre The Lost Ones, en est un exemple des plus condensés. J’en proposais il y a longtemps une lecture théorique. En ces mois où le mot de confins signifie pour beaucoup un séjour d’enfermement, pour beaucoup d’autres une sortie dans la peur, Le Dépeupleur m’a semblé à nouveau terriblement contemporain. J’en ai enregistré une lecture que voici.

tranquille à sa fenêtre
face à d’autres fenêtres
si bien qu’enfin
fin d’une longue journée
elle rentra enfin
s’asseoir à sa fenêtre
leva le store et s’assit
tranquille à sa fenêtre
unique fenêtre
face à d’autres fenêtres
d’autres uniques fenêtres
tout yeux
toutes parts
en haut en bas
à l’affût d’un autre
d’un autre à sa fenêtre

Samuel Beckett, Berceuse.

Grand merci à Olivier pour le master du fichier et à Clément pour ses encouragements.

Source : James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999, p. 704 et suiv. pour la maladie, p. 807 pour l’anecdote du dialogue en Morse.