Bredouille

Le mythe de la connaissance dans Le Dépeupleur de Samuel Beckett

“La lune à vingt-trois degrés du Serpent dégage
une Grande Habileté Magique de l’Œil.”
Murphy  

Commencé en français en octobre 1965, Le Dépeupleur paraît en 1970 aux Éditions de Minuit, après huit états différents. Du haut de ses cinquante-huit pages, c’est probablement le texte le plus rétif de Samuel Beckett. On peut isoler, parmi eux, deux états publiés : Dans le cylindre, en 1967 et L’Issue, en 1968, illustré par six gravures d’Avidgor Arikha, qui correspondent aux troisième et quatorzième sections de la version définitive, qui en compte quinze. Il existe, du Dépeupleur, deux avatars : The Lost Ones, sa version anglaise, traduite par l’auteur, et Bing, commencé en juillet 1966, au manuscrit duquel Beckett attache cette note : “Though very different formally these two Mss belong together. Bing may be regarded as the result or miniaturisation of Le Dépeupleur abandonned because of its intractable complexities”. Ce long chantier s’est notamment distingué par une hésitation importante : le manuscrit n’a d’abord comporté que quatorze sections, à laquelle la dernière s’est ajoutée en 70, après un long abandon.

Le seul ouvrage de critique exclusivement consacré au Dépeupleur est celui d’Antoinette Weber-Caflisch. Par chance, c’est une étude attentive et, surtout, peu ambitieuse, en ce sens qu’elle ne cherche pas l’interprétation univoque : le cylindre et son “petit peuple” ne représentent pas ceci ou cela – on a avancé des hypothèses : une image de l’incarcération, un souvenir de l’espace de La Divine Comédie, une station orbitale, pourquoi pas. Mieux, elle traite le texte en partant du principe qu’il n’est pas une allégorie, qu’il n’appelle aucun déchiffrage de cette sorte, et en mettant plutôt l’accent sur l’indécidable et l’incertain, dans un contexte choisi avec raison, essentiellement épistémologique.

Le Dépeupleur contrefait avec plaisir le discours scientifique, énoncé sur un objet qui semble échapper à l’espace et au temps du monde ; il procède d’un corps d’hypothèses restreintes et toutes liées au lieu, dont il examine les possibilités – comme au cœur d’un protocole expérimental – fixées arbitrairement. Avant tout, Le Dépeupleur est un livre d’espace. Son incipit n’établit pas seulement le lieu du texte, mais que l’espace en sera le propos tout entier : “Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur”. Le premier mot, “séjour”, n’a remplacé “espace” que dans la dernière des huit versions connues. Son emploi un peu désuet contraste avec la relative platitude lexicale qui lui succède, à l’exception de l’apax “dépeupleur”, apparemment issu de l’anglais “depopulator – exterminateur”, apax pour sa nature de néologisme et pour son unique occurrence dans le corps du texte. Entre le titre et la première phrase s’installe une première ambiguïté. À cause du titre, le lecteur est conduit à nommer “dépeupleur” le lieu lui-même, le “séjour”, avant de revoir à l’instant cette attribution, puisqu’il découvre que c’est aussi l’objet de la quête des “corps”. Ces premières hypothèses fondent l’énigme. Le lieu fait l’objet d’une description minutieuse et apparemment très précise. C’est un cylindre clos dont la base est divisée en zones concentriques, dont chacune a sa vocation, à la manière des girons de l’enfer, et ses règles de déplacement ou de station. Dans la hauteur du cylindre, une bande horizontale est percée de “niches ou alvéoles” invisibles d’en bas, mais accessibles par des échelles en nombre moindre que ces dernières. Les autres qualités du lieu sont la lumière, la température et le son, qui oscillent selon des fréquences différentes. Enfin, la base supérieure du cylindre est inaccessible au plus grand corps grimpé sur la plus haute échelle, tenue verticale par les autres.

L’abondance de données chiffrées cache mal la confusion qui habite le discours sur le cylindre. L’incohérence de l’information est dissimulée, mais elle est particulièrement lisible dans un changement d’échelle tout à fait inattendu. Dès la première page, les cinquante mètres du “pourtour” et les seize mètres de la hauteur servent à calculer les “quatre-vingt mille centimètres carrés de surface totale” au lieu de quatre-vingt mille mètres carrés, ou quatre-vingt millions de centimètres carrés, et ce en supposant que les deux bases sont exclues du calcul, ce qui n’est pas le cas (“surface totale”). Le ton scientifique du discours n’est qu’un simulacre. Toutefois, même fort mal déterminé, le lieu exerce un primat total sur les autres aspects du texte. Le nombre des “corps” du cylindre est fonction de la surface au sol (un corps par mètre carré “chiffre rond”) ; ils se divisent en quatre catégories, selon des critères spatiaux. Les trois premières se distinguent par leur besoin de “chercher” plus ou moins assouvi : les premiers sont toujours en mouvement, les seconds s’arrêtent quelquefois, les troisièmes, les “sédentaires” – assis – continuent de chercher des yeux et repartent quelquefois. Ce sont tous des “chercheurs”, qui circulent, car chercher, de circare, c’est faire le tour. Pour le quatrième genre, les “vaincus” se distinguent par leur immobilité perpétuelle, leur posture et leur cécité, elle-même conséquence des qualités délétères de l’espace, cf. la section XIII. La vaincue est la première d’entre eux, qui fait office de nord. Ces quatre groupes sont perméables de proche en proche (le premier ne se dégarnit qu’au profit du second) et dans le sens ascendant (un vaincu ne reprendra pas la recherche). La possibilité des combinaisons subit donc la contrainte d’une orientation. La partition du petit peuple est locale : l’arène centrale est réservée aux chercheurs mobiles, la ceinture intérieure à “ceux qui las de chercher au centre se tournent vers la périphérie”, la ceinture extérieure aux sédentaires et aux vaincus. Parmi les chercheurs, les règles sociales sont si bien topologiques qu’elles ont incliné A. Weber-Caflisch à les comparer au code de la circulation.

Le temps lui-même est fonction de l’espace. Il est caractérisé par une alternance de phases régulières dans les variations de la lumière, de la température et du son, qui ont chacun leur fréquence propre. (Le texte évite fréquence et période, auxquels il préfère des métaphores : “halètement”, “grésillement d’insecte”, ou encore “vitesse”.) Ces variations ne s’inscrivent dans aucune sorte de durée, elles suscitent plutôt l’idée d’une succession de phases dynamiques, que séparent des instants de pause, définis par la coïncidence des trois périodes, “rares et brèves relâches d’un effet dramatique inexprimable pour le moins” : “les agités en restent cloués sur place dans des postures souvent extravagantes et l’immobilité décuplée des vaincus et sédentaires fait paraître dérisoire celle qu’ils affichent d’habitude”. Suivent dix lignes de pittoresque : “tous se figent alors”, dans un artifice cinétique intense et baroque, “chacun selon qu’il soit utile d’entrer dans les détails”.

Cet exemple de ce que, dans le théâtre de Beckett, les didascalies appellent “un temps”, est long et circonstancié ; c’est bien un exemple car il rend compte, en une fois, d’une série d’occurrences semblables. Il est significatif que cette itération concerne les pauses, dont il ne sera plus question et entre lesquelles les phases se succèdent de manière absolument indifférenciées : tous les états du cylindre ont la même valeur chronologique. Leur description est là encore itérative, mais aussi répétitive : chaque événement de l’histoire est raconté comme advenu souvent, par exemple, le contact des corps. C’est plutôt un type, une série d’événements. Mais cette série est elle-même diffusée et réalisée plusieurs fois dans le texte, de manière toujours différente, selon un procédé de palinodie ou de récriture familier de la rhétorique de Beckett.

Chaque événement est l’objet de ce qu’Antoinette Weber-Caflisch nomme système de variation : il n’est pas envisagé en lui-même, mais en tant que terme d’une série. Au fond, la succession des états obéit à un principe moins chronologique que logique, si bien que le discours sur le cylindre évacue antériorité, postériorité, commencement ou “impensable fin si cette notion est maintenue”. La formule souvent répétée “et ainsi de suite à l’infini” annule, du moins gomme l’implicite orientation des états combinatoires. C’est la raison de la longue hésitation de Beckett, devant la dernière section – comment mettre fin au protocole, s’il échappe au temps ? C’est aussi la raison pour laquelle des lecteurs du Dépeupleur (Antoinette Weber-Caflisch et Peter Murphy) ont pu juger cette dernière section comme un désaveu des hypothèses du protocole. À mes yeux, elle n’est pas une volte-face pratique devant son “inextricable complication”, mais bien l’unique manière d’en finir avec lui, dans la possibilité d’un épuisement combinatoire.

“Voilà pour un premier aperçu du cylindre.” Le protocole du Dépeupleur est un programme de connaissance, ou plutôt de critique de la connaissance. Il s’agira apparemment “mutatis mutandis ”d’examiner un objet singulier, un espace conçu comme un programme de simulation. Le lieu doit donc être clos. Badiou distingue chez Beckett les lieux ouverts (plaine, forêt), lieux de dissipation ou de “fuite des apparences”, des lieux clos ; “le but des fictions de clôture, dit-il encore, est que tout ce qui se voit soit coextensif à ce qui se dit”. À première vue, une telle séparation est commode. Elle approche Le Dépeupleur de l’utopie : la clôture fait, du “mode utopique” entendu comme “expérimentation des possibles latéraux”, une utopie proprement dite, qui doit engendrer tout un monde (Ruyer). Il faut que le lieu soit limité, défini, dans l’espace et dans le discours ; c’est une condition initiale de l’écriture utopique comme de toute recherche scientifique. Je note dès maintenant que cette distinction est trop rapide, et que du moins dans les récits, la topologie beckettienne obéit le plus souvent à un principe d’emboîtement. Pour seul exemple, les deux narrateurs de Molloy parcourent une campagne, certes, plaine et forêt, mais elle n’est pas pour autant un lieu de fuite des apparences, parce que c’est une île et que la campagne elle-même est comprise dans une grotesque théorie des ensembles. La ville de Molloy s’appelle Bally ; “Bally plus les terres y afférentes”, Ballyba ; “les terres de Bally exclusives de Bally lui-même”, Ballybaba. Shit, la ville de Moran, n’y échappe pas. Pour Le Dépeupleur, il suffit de faire allusion au mythe – au “bruit” – d’une issue, ou au titre du fragment de 68.

La topologie du cylindre est l’objet d’un ou plusieurs discours de la connaissance. On (A. Weber-Caflisch) peut en repérer trois. Les deux premiers prétendent pareillement à l’exactitude et à l’objectivité, mais l’un tient compte de l’humanité du petit peuple, quand l’autre le traite plutôt comme un groupe de “corps”. On n’attend toutefois du premier aucune espèce de fraternité avec les objets de son étude, pas même la chaleur toute relative d’un propos de moraliste. Le ton est plutôt celui d’un éthologue. S’il précise par exemple qu’“une certaine morale engage à ne pas faire autrui ce qui venant de sa part ferait de la peine”, c’est goguenard, en étranger à cette morale. La vie érotique du cylindre est envisagée le plus concrètement du monde ; le simple contact entre deux peaux se fait “dans un bruit de feuilles sèches”. Quant au second discours, il oblitère franchement la nature humaine et rappelle plus volontiers la mécanique des solides. Le troisième impose, par la bande, des jugements qui semblent aberrants et en retrait par rapport au contexte pseudo-scientifique, par exemple l’introduction tardive d’une classe de corps supplémentaires, les “mal vaincus” ou “moins solides”. Cela dit, on se doute que le style emprunte, au même moment, aussi bien aux sciences de l’homme ou de la nature qu’aux mathématiques. Les règles d’emploi des échelles sont établies dans la langue de la combinatoire : le “code des grimpeurs” comprend trois règles, dont la première, de permutation, est de n’attribuer qu’une seule échelle à un grimpeur ; dans la langue de l’éthologie : violer cette première règle briserait l’harmonie du groupe, en compromettrait la pérennité et “transformerait rapidement le cylindre en pandémonium” – dans la langue, enfin, du ministre de la foi. Si les déplacements sont l’objet d’un code de la circulation, ils connaissent aussi une forme de métaphysique primaire : le passage de l’une à l’autre des trois zones de la base est soumis à des règles, à une possible transgression et à une liberté limitée (section XII). Mais surtout, ces emprunts généralisés sont très manifestement parodiques : qu’est-ce qu’un calcul “chiffre rond”, quand il s’agit de corps ? Que sont deux “époux en vertu de la loi des probabilités” ? Comment ne pas entendre, dans la confusion des registres scientifiques, dans la déshumanisation qu’elle implique, un humour noir forcené ? (“Conséquences pour les peaux de ce climat. Elles se parcheminent. (…) Ceux qui se mêlent encore de copuler…”) Ces travestissements sont en eux-mêmes ce qu’Antoinette Weber-Caflisch appelle “retrait critique”, et participent de son “système de variation”, engendré dès la troisième sorte de discours de la connaissance. Ils sont aussi ce que Raymond Ruyer appelle “une certaine tricherie” contre le protocole et ses hypothèses, car l’“utopiste, surtout le fabriquant d’utopies sociales, emprunte le véhicule de l’expérience mentale, mais il l’abandonne arbitrairement”. Le discours scientifique est un pastiche. Il se charge lui-même de montrer ses propres limites, en se donnant d’abord toutes les conditions d’une étude exhaustive – la définition ou clôture du lieu, les règles en nombre restreint, leur examen par permutations – qui est désavouée par le ton même.

“Car seul le cylindre offre des certitudes et au-dehors rien que mystère.”

Dans Le Dépeupleur, connaître, c’est voir. La question de la possibilité de la connaissance est aussi celle de la possibilité de la vision. Les états du cylindre – qu’imitent les sections du texte et peut-être même ces phrases brutales, sans virgule entre chaque point – sont autant d’“aperçus” ; telle hypothèse est une “vue de l’esprit” ; “à l’œil de chair rien ne les distingue” (il s’agit de la différence entre les vaincus, aveugles, et les sédentaires) ; “une intelligence serait tentée de voir”. On peut multiplier les exemples.

Raymond Ruyer associe l’utopiste, homme de connaissance, à l’inventeur de la science, et l’oppose à l’homme de la sensibilité : “l’artiste voit le monde différemment, il ne construit pas un monde. Il est peut-être près de la pensée mythique, mais non de la pensée utopique”, qu’il dit “théorétique”. L’utopie est une synthèse simpliste mais totale, apanage de l’homme de connaissance, à l’exclusion de l’“esthète” qu’occupe la seule recherche narcissique de son style. Soit : comparons plutôt Thomas More et Aristote que Perse et Campanella. Si, par son caractère de protocole, Le Dépeupleur est une utopie, il quitte cependant la tradition du genre. S’il a, comme toute utopie, une vocation critique, elle n’est ni sociale, ni politique, mais plutôt épistémologique, et ce qui est en jeu, c’est la possibilité même d’une connaissance et d’une synthèse totale d’un objet même simpliste. Ici, le “retrait critique” s’exerce sur le terrain de la connaissance. Conservons les termes de Ruyer. Le Dépeupleur est une utopie, mais “théorétique” et esthétique. Le propos quitte l’expérience non pas arbitrairement, mais à dessein de chercher la définition de l’“intelligence” penchée sur le cylindre, partant, ses limites, et ce dans un usage particulier de la langue – dans une recherche de style.

La critique du culte de la rationalité toute puissante ne s’inscrit pas seulement dans le contexte de la modernité scientifique – qu’on me corrige si mes lumières en la matière sont d’un dilettante : une modernité postérieure à Descartes. Un objet “clair et distinct”, un ensemble de regulæ, je cède les lignes qui pourraient suivre à de plus grandes compétences.

Il existe un autre contexte, très visible quoique par allusions, et relatif aux croyances hermétiques, qu’on dit volontiers pré-scientifiques. Pour Ruyer, l’indistinction du sujet et de l’objet atténue la différence entre le mythe et l’utopie. Le premier est subjectif : il est la projection, sur le monde, de complexes humains. Quand il est étiologique, il est aussi théorétique, car il explique par l’origine, au contraire de l’utopie, qui n’explique pas, mais invente une variante pour montrer, par comparaison, la forme du monde – du monde hors de l’utopie. Pour moi, le système de variation du Dépeupleur ne concerne pas l’extérieur du cylindre, mais les différents états de celui-ci. À aucun moment, le lecteur n’est incité à établir de rapport d’analogie avec le monde. Ni station orbitale, ni canette à décapsuler. La fiction reste autonome. Dans la succession des états combinatoires, leur variation n’intéresse que l’histoire et n’explique rien que la limite de la connaissance d’un lieu pourtant singulier et facile. Un mythe, comme une utopie, est un programme, parce qu’il engage une réalisation littéraire à venir et qui, dans Le Dépeupleur, ne vient pas. Sa question est contournée par le mention du “bruit”, de la “zone fabuleuse dite inaccessible” (bruit, dite : voilà la seule mention d’un langage parmi le petit peuple). Ce mythe est celui d’une issue, que certains croient dissimulée dans les couloirs qui prolongent les “niches” de la paroi verticale, que d’autres préfèrent voir au centre de la base supérieure du cylindre. Le premier parti, dit-on, se dégarnit au profit du second, “zénith inviolable où se cache aux yeux des amateurs de mythe une issue vers ciel et terre” de même que l’orientation de la combinatoire laisse entendre que le nombre des vaincus augmente.

Dans la quinzième section, l’impensable dernier vaincu se lève une dernière fois pour examiner, en les ouvrant avec les pouces, les deux yeux de la vaincue. “Dans ces calmes déserts il promène les siens jusqu’à ce que les premiers ces derniers se ferment et que la tête lâchée retourne à sa vieille place.” L’irruption de la métaphore des calmes désert, dit Weber-Caflisch, est “le coup de théâtre métaphysique qui fait sauter la clôture du cylindre, sans qu’il ne soit plus question à ce moment-là de s’échapper par aucune mythique issue, on l’aura compris”. On l’a compris parce que la dernière section met fin à l’ordre du cylindre, ou plutôt, l’interrompt “comme coupé au commutateur” dans son dernier état. Si la clôture saute, c’est qu’au même endroit, les yeux de la vaincue, aveugles et “donnés bleus en tant que plus périssables” sont aussi associés au ciel, comparaison dont la nouveauté n’échappe à personne ; mais c’est encore que le commencement et la fin, tout aussi impensables l’un que l’autre, mais qu’incarnent la première vaincue et le dernier vaincu, se télescopent pourtant dans ce retournement d’un mot de la Bible à propos du Jugement : “les premiers ces derniers”. Ce parti finalement pris par Beckett, mettre un terme à la succession des états du cylindre, n’est pas un expédient. Tout le texte mène à cette résolution, qui était prévue par l’usage des probabilités et de la combinatoire (“et ainsi de suite à l’infini”) dans les quatorze sections précédentes et qui, là encore, est plus logique que chronologique. La quinzième section n’est pas, in extremis, une irruption du temps. Les deux variantes du mythe qui occupe les corps du Dépeupleur sont parfaitement contiguës, elles concernent pareillement le problème de la définition : spatiale, sous l’aspect de la limite ou clôture, logique, sous l’aspect des possibilités enfin épuisées.

Ce coup de théâtre, c’est l’ouverture des yeux du “nord”, au moment où tous sont devenus, comme elle, des vaincus dont la posture est, comme on le montre souvent, celle du luthier indolent du Purgatoire, ce Belacqua qui hante toute l’œuvre de Beckett et spécialement Le Dépeupleur, qui précise : “dans l’attitude qui arracha à Dante l’un de ses pâles rares sourires” :

E un di lor, che mi sembiava lassa sedeva e abbracciava le ginocchia, tenendo ‘lviso giu tra esse basso.
Et un des leurs, qui me semblait las, était assis, embrassant ses genoux et tenant entre eux son visage baissé.

À tort ou à raison, je vois dans cette attitude comme un superlatif de l’attitude mélancolique, ailleurs plus strictement décrite, dans Cap au pire, par exemple. Superlatif, parce que le repli du corps de l’indolent qui s’embrasse – la recherche d’un style, peut-être ? – est plus total, et que la tête baissée vers la terre, son élément, froid et humide, est la même que celle de l’enfant de Saturne en position. L’œil, organe de la connaissance ou de l’entendement, est aussi la voie de sortie de la bile noire, selon le schéma complet de la médecine humorale du De la constitution de l’univers et de l’homme, que Hugo de Folieto s’expliquait ainsi : la mélancolie s’écoule par les yeux parce que “si nous nous libérons par la confession des péchés qui nous attristent, nous sommes purifiés par les larmes”. Il n’y a pas d’explication théologique du Dépeupleur. Mais la posture des vaincus, la proximité de l’importance de l’œil, et surtout le statut de la vision mélancolique, en intéressent directement la lecture. Le Problème XXX, 1 d’un pseudo-Aristote est le premier qui ait attribué au mélancolique des dons “fantastiques”, jusqu’à la divination, jusqu’au rêve véridique. L’atrabilaire de génie est homme de mémoire et de vision. Lulle, De Medicina animæ : “en effet ma nature est mélancolique, puisque par la froideur je resserre les images et les conserve, pour parler métaphoriquement, puisque l’eau possède la faculté naturelle de resserrer, et parce que la terre possède la faculté naturelle de faire le vide, j’ai des lieux où je puis déposer ces images que je dis”. La tendance à la divination est large, dans Le Dépeupleur : les vaincus sont par définition – c’est ce qui les distingue des sédentaires – aveugles, qualité à quoi on attribue souvent le talent prophétique, voyez Œdipe, c’est-à-dire la connaissance ultime, celle de l’avenir. Les sections X et XI sont entièrement consacrées à cette question. Elles sont pour moi les plus difficiles du texte.

La place de la vision est capitale, dans l’œuvre postérieure à ce que la biographie beckettienne appelle “la vision enfin”. Elle concentre tout le discours de la connaissance et de la perception. L’importance de la vue, tant comme sens que comme entendement, rappelle avec force l’usage qu’on en faisait dans les arts de mémoire, qu’on attribue traditionnellement à Simonide, depuis Cicéron – avec une force d’autant plus nette qu’on rapproche aussi la topologie du cylindre et celle des lieux de mémoire habituels. (Une technique mnémotechnique, issue de la rhétorique antique, en usage jusqu’à la fin de la Renaissance. Il fallait apprendre par cœur un lieu, un temple, par exemple, aisément divisible en parties, les intervalles entre les colonnes, le fronton, etc. Plus tard, on mit au point des “roues combinatoires” qui étaient des disques divisés en bandes concentriques, elles-mêmes divisées en secteurs. Ce lieu servait de support à l’effort visuel de la mémorisation. Telle partie de ce qu’on devait se rappeler pouvait être assignée à telle partie dudit lieu de mémoire, lequel pouvait être utilisé de nouveau, et ainsi de suite à l’infini. Les roues offraient encore cet avantage qu’une fois un signe attribué à chaque partie du lieu, il était possible de modifier la position de chaque bande, par permutation, et de former un très grand nombre de combinaisons regardées comme des structures douées de sens. J’ignore s’il existe encore des cerveaux capables d’apprendre cet outil.) Dans un art de mémoire, une image est assignée au lieu et le sature, dans l’intention de permettre un savoir. Dans son premier usage, cette technique est celle de l’orateur, qui doit mémoriser les parties de son discours. Mais on s’est aperçu qu’elle permettait d’en tenir un autre, celui de la connaissance – des astres, par exemple. Beckett connaissait Lulle et surtout Bruno, qui utilisaient les roues combinatoires comme un moyen d’“ordonner le chaos d’Anaxagore” et de viser, grâce à une mémoire quasi divine et fondée sur l’astronomie, une connaissance totale et efficace de l’univers, acquise au cours de l’exercice de l’art (Yates). Par la combinaison, on se figurait qu’il était possible de dire toute la connaissance, si connaître est mettre de l’ordre. Fables obscurantistes, bien sûr. Dépouillons donc ces horoscopes de leurs sceaux magiques ; à leur place, dans chaque partie de la roue de mémoire, un signe mathématique ; nous voilà chez nous. C’est la Caractéristique Universelle de Leibniz, qui s’invite de bon gré dans Le Dépeupleur : signalons simplement l’insistance du “meilleur des mondes” et de l’“harmonie que seul peut goûter qui par très longue fréquentation possède une image mentale parfaite du cylindre”. Même projet : tout dire, ou plutôt, pouvoir tout dire de l’univers. La science moderne conservait la même ambition que l’occultisme renaissant. La roue combinatoire était, en puissance, tout le logos. Le Dépeupleur n’est pas un art de mémoire, c’est entendu. La structure de la base du cylindre, la variation combinatoire ne servent pas un programme de connaissance de l’univers, mais d’un objet isolé, dont on voudrait savoir si on peut tout savoir de lui.

Ailleurs dans Beckett, l’origine de la vue peut être explicite et intégrée à la fiction. Dans Cap au pire, c’est un homme immobile, en posture mélancolique, qui “yeux clos écarquillés” voit, d’un œil, un corps debout au repos, de l’autre, un vieillard et un enfant qui s’éloignent. Dans Molloy, la situation d’énonciation est la même, quoique plus occulte. Le Dépeupleur ignore ces procédés, patents ou latents. L’origine de la vision est indéterminée : ou bien à l’intérieur, ou bien à l’extérieur, si ces notions sont maintenues, ou bien cette question ne doit pas être posée. Il existe pourtant bien un “angle de vue” apparu plusieurs fois, au sens figuré et au conditionnel, mais la question de l’origine est ici le lieu d’une ellipse. Chez Beckett, le crâne est un lieu, et souvent la scène est dans une tête. C’est ouvertement le cas dans Pour finir encore et autres foirades. Bruno Clément parle de “théâtre du crâne” et, sur Beckett en général : “la boîte crânienne est le lieu ultime”. Mais pas moins souvent, cette boîte est comme modélisée sous forme circulaire : le narrateur de L’Innommable se prétend un “grande boule parlante” – crâne modélisé ou globe oculaire, qu’importe. Mais cette boule prétend aussi que devant elle “passent, immobiles”, à intervalles réguliers, d’autres personnages de l’œuvre de Beckett, en position mélancolique. Tout l’incipit de L’Innommable est une longue métaphore astronomique où la boule se présente comme le foyer d’orbites, ou elle-même en orbite. Si le crâne est le lieu ultime, il englobe et touche encore l’œil. La question de l’angle de vue peut être réglée, dans Le Dépeupleur, si on veut bien supposer non plus que l’œil de l’étude est ou dans le cylindre ou au-dehors, mais que le cylindre est dans l’œil, exactement comme l’œil est dans le crâne : de manière contiguë, tangente. Le cylindre est une vision propre d’un espace propre, une vision autonome, disons, une vision sans stimulus, ou un fantasme. Il est le fait de l’œil seul, “clos écarquillé”. (Cette hypothèse est encore imparfaite, puisqu’elle réduit l’origine de la vue à une situation comparable à celle de Cap au pire. Si Le Dépeupleur fait le silence sur ce point, comme sur tant d’autres, c’est bien qu’il doit rester sibyllin. Admettons-la pourtant, voulez-vous, car je n’en profiterai pas pour parler de visions de nagual ni même de phosphènes, quoique à regret.) Surtout, cette conception a le mérite de mettre sur le même plan la vision des vaincus et celle de l’œil de l’étude.

Le Dépeupleur est un protocole destiné à examiner de manière critique la possibilité de produire un savoir sur un objet simple et singulier. Mais “tout n’a pas été dit et ne le sera jamais” : le savoir, on l’a compris, restera hors de portée. Les allusions aux arts de mémoire doivent être entendues a contrario. S’ils étaient, en puissance, un outil de connaissance totale de l’univers, un outil pour faire le plein, Le Dépeupleur n’a institué de clôture, de règles en nombre fini, que pour faire le vide, faire l’épreuve de l’impossibilité d’épuiser (d’exhauster, disent Deleuze et l’anglais), de circonvenir, – de définir l’objet, tout objet. Le monde est chaos. L’ordre est une fiction que la raison invente et attribue à l’objet. Dans Proust : “L’observateur inocule à l’observé sa propre mobilité” (allez mettre un chat dans une boîte). C’est d’ailleurs le propre de l’attitude du mélancolique “génial” dont Burton pourrait être l’archétype : son Anatomie de la mélancolie est conçue comme une somme complète, bibliothécaire, une compilation exhaustive, si cette notion est tenable, de tout le savoir de son temps, et il présentait lui-même la mélancolie comme le mal de l’érudit, d’où le titre de son bref opuscule. Et ce mal a un autre versant, celui de l’empêchement face à l’érudition ; le mélancolique est écrasé par l’ampleur de la tâche et renonce à l’étude, exactement à la manière du moine victime de l’acedia, qui renonce à la foi. L’un et l’autre, au propre, désespèrent, ce qui est, dit-on, le plus grand péché – Hugo de Folieto n’en disconviendrait pas. Le Dépeupleur est une mise en scène de l’inanité de la connaissance, qu’incarne la figure mélancolique, inanité d’autant plus criante qu’elle est délibérément placée dans un contexte évoquant l’une des plus ambitieuses entreprises du culte de la raison. Si tout n’a pas été dit et ne le sera jamais, depuis qu’il y a un œil, et qui pense, c’est précisément à cause de la question de la limite. La première condition de la connaissance ne peut être remplie ; la définition est par nature imparfaite. Notons que la dernière section ne met pas exactement fin à la succession des états du cylindre, mais à l’agitation du petit peuple, envisagé comme éternel. Tous les corps font alors partie de l’ensemble des vaincus, tous sont mélancoliques et aveugles, tous ont renoncé à atteindre l’objet de leur recherche – à savoir, si l’on se rappelle l’incipit, la recherche de leur dépeupleur – qui est hors de portée, tout comme la connaissance qu’affectait d’ambitionner l’intelligence penchée sur le cylindre. Aucun n’est plus amateur de mythe. L’œil de l’étude, comme celui des corps, a renoncé. (À tel point que celui d’un lecteur pourrait s’offrir cette nouvelle assurance : l’œil de l’étude est celui d’un vaincu, ou des vaincus tous ensemble. J’aime mieux ne pas.)

Folie que de vouloir croire entrevoir quoi où –

On peut tenir ce discours du discours de la connaissance sur l’œuvre entière de Beckett, jusqu’à ce vers du dernier poème qu’il ait publié, un an avant sa mort. Mais à quoi bon produire pareille connaissance si cette notion est maintenue.

Richard L. Admussen, The Samuel Beckett Manuscripts – A Study, Georg Prior Publishers, G. K. Hall & co, 1979. Alain Badiou, Beckett, l’increvable désir, Hachette, 1995. Deirdre Bair, “La vision enfin”, dans le Cahier de l’Herne. Le titre est issu de La Dernière bande. Deirdre Bair est aussi l’auteur d’une biographie. Robert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, trad. par B. Hoepffner, José Corti, 2000. Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités : rhétorique de Beckett, Le Seuil “Poétique”, 1989. Gilles Deleuze, L’Épuisé, dans Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit. James Knowlson, Beckett, Actes Sud, 1999. La biographie. Panofsky, Saxl, Klibansky, Saturne et la mélancolie, Gallimard, NRF, Bibliothèque illustrée des histoires, 1989. Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies. Antoinette Weber-Caflisch, Chacun son dépeupleur – sur Samuel Beckett, Éditions de Minuit, “Paradoxes”, 1994. Frances Yates, L’Art de la mémoire, Gallimard, NRF, Bibliothèque illustrée des histoires, 1975.

Comme remède à la mélancolie, songez à celui d’Allais ou de Bradbury, ou à cet autre que les Anciens proposaient : la musique (Kasper Tœplitz et Zbigniew Karkowski, Le Dépeupleur, méfiez-vous).