Farcissures

Les poubelles de la ville sont toujours pleines. À toute heure du jour et de la nuit, été comme hiver, ne semble soumise à variation que leur puanteur, leur volume est constant. Leur composition, je donnerais cher pour savoir s’il en est de même au lendemain des fêtes ou dans la saison creuse. Elles dégorgent sans cesse une matière encore distincte de papier alimentaire, de restes de déjeuner, de couches sales, de journaux lus d’un œil, de tasses de carton, de bouteilles, d’emballages et de reflets1 que j’aime mieux ne pas supposer, à commencer par ceux des profonds conteneurs arrosés, chaque soir ouvrable, d’eau de Javel ou de mégots, pour les rendre impropres à la consommation de l’insolvable qui ne manquerait pas d’en tirer profit, comme il est d’usage aux portes de service des grands magasins. Il faut se réjouir que le fumeur ait ici la correction de ne déposer son offrande que dans les ciboires prévus, sans toujours l’écraser sur le petit tas de sable pare-feu, et qu’au sortir du bureau de tabac, il froisse et parfois plie le film et l’aluminium dans la poubelle au-dessous2. Le récipient municipal n’étant pas percé, comme les pots de fleurs, de petits trous destinés à la coupelle, la partie fluide, plus ou moins, de l’ensemble tend évidemment vers le fond et y demeure, mais combien de temps, atteint-il le stade avancé du compost, est-il assez bon pour l’épandage des champs au-delà des murs, le préposé me renseignerait sur la question. Aussi, sans savoir, nos rues propres me sont la cause d’un dégoût ponctué, tous les cent mètres, chaque carrefour, mais elles sont irréprochables par ailleurs. Un maire s’étant figuré un jour d’inciter ses électeurs à cracher leur chewing-gum non plus sur la chaussée ni sous la semelle de leurs pareils mais dans une sorte de cahier pendu aux murs, l’essentiel de la conurbation, et la banlieue elle-même, s’abstint désormais d’en consommer le moindre, ou s’en défit dans les poubelles publiques ou les caniveaux. Les cahiers sont restés blancs. Ils ont peut-être resservi. On les aura massicotés, à nouveau prédécoupés, et voilà quantité de carnets à souche pour les usages les plus divers, je pense avant tout à celui des sergents de ville et leurs compagnes, puisque le métier devient mixte. Malgré ma passion de l’ordre, ou à cause d’elle, elles ne sont pas souvent sans m’irriter, elles ne sont pas bien jolies, ou quand elles le sont, je m’imagine quel drame, quelle déchéance les ont conduites à de telles extrémités. Elles comme leurs mâles ou le préposé, va pourtant t’en passer, me dis-je souvent, avec force, tu n’en veux pas pour beau-fils, ni laquais, pour lire la nuit, il faut la lumière et les insectes. Souvent la règle et ses agents nous pèsent, pour leur arbitraire, leur excès, pourquoi ne pas lâcher son chien dans le parc, une si bonne bête sauterait-elle à la gorge de la vieille dame, de la nourrice et des petits enfants, irait-elle se soulager sur un banc ? C’est qu’il est écrit pour tous, l’honnête barbet comme le loulou bouillant et tenace à la proie, et doit s’observer en toutes circonstances, sans exception. Sans quoi, qui donc pourrait juger quand il peut s’exempter ? de quels commandements ? Décider que celui-ci est impératif en tout lieu mais non celui-là ? La signalisation tricolore, en l’absence patente d’un rival sur la chaussée, on croit pouvoir ne pas la marquer, la marquer même semble absurde, mais on ne peut laisser chacun maître de ce genre de dispositions, car elles en savent davantage que lui : que surgisse un poids lourd, un rémouleur sur son tricycle, et c’en est fait à jamais de la tranquillité, et tous ne peuvent arrêter avec certitude que le cas ne s’applique pas, voilà ce que je ne manque pas de leur répéter, on ne juge pas d’après l’improbabilité. Pour les détritus, il en va de même. Il n’appartient pas aux particuliers de distinguer ce qu’ils peuvent abandonner au caniveau et ce qui relève du ramassage, le caniveau d’ailleurs est encore trop pour ceux qui se le permettent, car à l’aube, d’autres préposés sont chargés d’y mener l’eau potable, pour chasser ces scories, depuis des points calculés par le cadastre, à l’aide d’une clef spéciale, d’un manchon coudé de tuyau et d’un balai de plastique, et eux non plus n’ont pas l’idée de se plaindre, et chantent en méditant, jusqu’à la bouche de l’égout qui les rassemble. La rognure d’ongle, le cheveu, la peau morte même, lesquels sont comme on sait l’origine majeure de la poussière dans nos intérieurs, ne concernent que la poubelle, que ce soit dans la retraite intime de chacun et son ordure ou au grand jour. Il faut rendre grâce au préfet du même nom, ainsi qu’à l’empereur à qui est attribuée l’invention de la pissotière3, quel homme d’État, de circonscription mérite-t-il sinon la mémoire de ses administrés ? La foule abonde, déborde et s’assemble, et ne manque pas de se donner maîtres et codes, dans l’espoir de ne pas s’ensevelir aussitôt, et si ses villes sont tranchées pour laisser passer des chars, elle se félicite du parterre de boyaux et de mines sur lesquels elle se bâtit, qui achemine en bon lieu tout l’excès de son corps et du reste, mais elle ne respecte pas plus avant l’œuvre des générations, il faut qu’une partie se consacre au rappel à l’ordre et qu’une police spéciale veille régulièrement à indiquer à l’oublieux la prochaine poubelle. Le droit donnant comme déchet toute chose meuble dont le détenteur se défait ou a l’intention de se défaire, quelle qu’en soit la raison, double emploi, tri de printemps, cause départ, inutilité, effet de mode, nouvelle génération de concurrents plus séduisants, plus chers, plus durables, ces fonctionnaires assermentés, qui donc ne connaissent pas l’erreur, ont la possibilité exceptionnelle d’agir selon la présomption. C’est ainsi que pousser une bicyclette à la roue voilée, plutôt que d’essayer de l’enfourcher, ou mener en laisse un animal handicapé est passible d’une forte amende, d’autant plus forte que ces résidus font l’objet d’un traitement particulier, à moins d’être en mesure de fournir la preuve ferme qu’ils sont précisément en chemin vers la fourrière ou l’équarrisseur. Ils reçoivent naturellement, avant leur insigne, une solide formation de psychologie des masses et des personnes ; ils doivent encore pouvoir reconnaître d’un regard l’état d’avancement des denrées alimentaires, crues ou cuites, intactes ou entamées, distinguer les ordures hospitalières et vétérinaires, industrielles, militaires, ménagères, vertes et agricoles, maritimes, électroniques et toxiques en quantités dispersées, radioactives, valorisables, ultimes, les munitions immergées, enterrées, les machines infernales désamorcées et non explosées, les gaz, les flux d’argent et de matière, savent les décrire et les classer selon la composition, le type et le nombre des fractions, la granulométrie, l’humidité, la volatilité, la viscosité, la densité, la présence de particules fines, inhalables ou non, le conditionnement qu’elles supposent, la putrescibilité, l’origine et l’espérance de viea. De fins spécialistes, dont l’emploi se borne habituellement à l’agence de la circulation des biens abandonnés ou destinés à l’abandon, par l’incitation, par leur simple omniprésence, par l’exemple, par la dissuasion, par l’examen statistique des sacs translucides des personnes privées, par le contrôle de leur tri et de leur volume4. Car le propre d’un tel système et de ses représentants, quelle qu’en soit la finesse, est bien évidemment de passer inaperçu, de se faire oublier, puisqu’il s’agit de rejeter discrètement à la périphérie ce qui se conçoit désormais comme superflu, voire nuisible, en tout état de cause, indésirable, on se figure mal une mère de famille, un industriel prospère au volant de son coupé s’inquiéter du sort de la tomate jugée passée ou du contrevenant à ces règles. La marge et ses voies souterraines demeurent sous le sceau du secret pour le bien de tous. En son for intérieur, chacun sait marquer nettement la limite entre la marchandise, le bien et l’ordure6, et celle-ci n’est prise pour celle-là que par le gestionnaire de déchetterie, qui en est légitime propriétaire par voie de concession. Le chiffonnier, le glaneur de décharges comme le syndrome de Diogène8 sont à cet égard de simples voleurs sanctionnés par la justice, qui soustraient à l’intéressé sa matière première. Loin de moi cette intention, m’importe avant tout la discrétion quand, la nuit tombée, je me mets en souillon et retrousse mes manches pour sortir les sacs de mon conteneur et les rentasser mieux, et je les crève pour en chasser l’air, retourne ceux du fond, devenus cubiques sous la masse, les encastre au plus juste, presse à pleins bras le tout pour introduire la production du jour. Le couvercle doit pouvoir tenir à plat, sans quoi le tombereau le refuse.

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Un autre aperçu ici.

Sphaigne

Une jeune femme cède la place. Un gros garçon agressif et haut perché poursuit la balle. Le temps presse avant l’orage. Le type et le génie du crime profond. Cadre en tricot écossais. Une violoniste au dos de la main annoté. Un gant égaré. Une joue ronde portant le collier de trois jours. Un veilleur de nuit pas commode. Un journalier ôte sa casquette. Il serait vain de le suivre. Un jeune marié de groupe en groupe donne à chacun un instant. Un avis favorable. Mendiant indisposé que remplace un ami au pied levé. Une équipe adverse en prend à son aise. Le pilote d’une nacelle à coulisses, au bout d’un bras articulé et bandé de vérins, en actionne d’un doigt le moteur à explosion et passe en oscillant laver la vitre suivante. Dénouer ses cheveux pour avoir plus chaud. De profil, une femme enceinte ne porte pas à la bouche sa boisson. Continue reading Sphaigne

Cénacle

L’heure où je quittais ma chambre, il pouvait être dans les, c’était précisément l’aube, celle du solstice, il était près de six heures, il était près de six heures moins dix, la première fois, moins trois, la seconde, et sans jamais changer ce rythme. L’horloge de ma chambre marquait cette heure, approchait, dans l’escalier, la minute, puis la suivante dans le vestibule, mais la réserve avançait un peu.

Fort de ce gain, je prenais un jambon et puisais de l’eau dont je tendais la peau de l’outre indispensable, que posée sur l’épaule je presserais souvent, presque continûment, tant pour me désaltérer que pour évaluer la durée de ma course. Car la mastication se prête mal au même décompte, moins régulière, sujette au gras, à la couenne résistante, aux sels asséchants, quand la gourde offre quantité de repères fiables, son poids sur l’omoplate, l’inclinaison proportionnelle de la colonne vertébrale, l’effort moindre à fournir à mesure qu’elle se vide. J’aspirais, tous les cinq ou six pas, le contenu d’une joue, puis de l’autre, entre lesquels la pression de la gourde suffisait d’abord à entretenir un léger flux décroissant, jusqu’au tiers de mon chemin, dont le cours total connaissait aussi les marques de la miction, plus ou moins nombreuses selon la chaleur du jour. Je songeais à établir les rapports précis de cette clepsydre, du climat et de la distance parcourue, mais n’eus guère, comme on verra, l’occasion de me pencher sur le problème. J’eus toutefois très tôt confirmation de ce que l’état des reins et celui des glandes sudo-ripares de la peau, différemment concentrées, ne sont pas sans lien. Avec l’âge, chacun sait qu’on se couvre de poils et qu’on pisse moins souvent, d’autant moins souvent qu’on sue plus volontiers. Devenu bien vieillard, j’accomplissais d’une traite ma randonnée, d’ailleurs plus courte, parce que j’étais plus velu. Les haltes n’étaient plus que pour le plaisir, au-dessus de la calme vasque d’un ruisseau, pour la troubler brièvement, ou parmi les brebis et leurs petits, qui m’encourageaient de leur pathétique tremblement, me reconnaissant peut-être comme des leurs, parce que j’étais plus velu. Mais au plus fort de moi-même, je me savais infiniment supérieur à ces pauvres bêtes mutiques, pour la simple raison que ma propre transhumance, de toute éternité, avait été exactement réglée par l’exercice de mon intelligence, alors qu’elles n’étaient mues que par la passion aveugle du surcroît de nourriture.

Je marchais chaque jour deux outres, quand se présentait, l’hiver, ainsi défini, la possibilité de la remplir en route, d’autant plus longue que je m’évaporais moins.

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Bifide

Je me suis encore fait disputer. C’est pourtant bien simple, me martèle-t-on, je n’entends pas un traître mot de ce que tu dis. Bavasse, oui, mais avale ta salive, écarte tes dents, remue les lèvres, que sais-je, exerce-toi la langue, qui est un muscle, pour l’amour du ciel, au lieu de ce long clapotement monotone. L’exemple, pourtant, ne manque pas, songe au faucheux gracile, au tractopelle aux gestes déliés : à la harpe où courent des doigts. Et non, ce brouhaha plutôt, es-tu donc si nombreux ? On voudrait pousser la porte sur ce babil enfumé, avec un soupir de soulagement, fuir ton fracas de fourchettes et de mâchoires, on voudrait refermer ton capot. Mais il semble, adhésive clameur, que tu habites mon tympan, te loves jusque dans ma cochlée où, sans doute, tu prospères.

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Se gardent

Nous avons toujours été deux, dès le départ, toujours, auxquels venaient se joindre parfois d’autres contraintes à considérer, pour si peu de temps qu’on ne les compte pas. Ils ne nous accompagnaient pas dans notre voyage, nous avisaient ou nous dépassaient, ou se laissaient apercevoir, sur une autre route, sans approcher, sans saluer, les nu-tête autant que d’autres nés coiffés de plumes : le savoir-vivre le plus élémentaire indique pourtant avec insistance que les rencontres isolées doivent se saluer, fût-ce d’un regard d’intelligence, d’un signe du front, au premier chef par celui qui descend car, par la prééminence de son créneau, il est mieux à même de voir venir la randonnée de l’autre en contrebas, et de refaire route, car sa marche, quoique commencée plus tôt et chargée d’une plus grande fatigue, est à cette heure au relâchement, pour ne pas dire à la détente, et s’il est utile, pour une jambe courbatue, d’assurer fermement le pied posé à terre et à l’autre encore en l’air la perspective d’une assiette stable, il n’a nul autre soin qui l’empêche, tout à la légitime satisfaction du prochain refuge, d’encourager l’autre encore engagé dans une ascension pénible et vaine, et que menacent déjà l’orage et l’obscurité peuplée d’avalanches et de hurlements.

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La Chimie

Triptyque : Le Pas du vestibule – Propitiatoire – Anaérobie

Allons-y sans hésiter. C’est à deux pas, un par arrondissement. Mais tous ne se valent pas, choisissez le meilleur.

Après, quand vous aurez déposé sur l’honneur, on vous indiquera la marche à suivre, vers les objets trouvés probablement.

Je sors toujours tête nue, d’où ma démarche dandinée de spatule. Le chemin est désert, par bonheur, et ne compte que les administrés de mon ordre, indigne de la sieste, qui se croisent le nez sous le col, vu qu’ils sont comme des voleurs : imaginez une ombre errer dans nos rues glacées, la nuit, quand tous dorment, elle est en maraude, pas moins. Car ici, à l’heure du kief, le démon de midi pèse lourdement sur toute poitrine, et une douce et normale somnolence s’en empare, sauf moi, et mes pareils. La visière enfoncée d’un chapeau large ou d’une casquette m’aurait aidé à conserver mon sang-froid, quand l’incontournable sergent m’entrava le pas ; il s’y prit en connaisseur du tango, sa jambe droite entre mes jambes, le regard fixant le mien, il retroussa le mollet jusque sous sa cuisse entre mes jambes, avant de tourner plusieurs fois sur lui-même.

Un collègue jaloux approcha et le chassa si brusquement qu’il manqua de tomber sur les badauds qui pouvaient s’attrouper. Mais qui s’attroupe alors rôde. Il me prit par la taille, tira sur mon bras en m’incitant à l’imiter, tourne, disait-il, tourne. Le premier revenait, et ils se chamaillèrent. J’en profitai pour me couvrir et disparaître.

Après quelques détours, j’étais sûr de n’être plus suivi. Assuré du plus strict anonymat, j’attendis la fin à l’ombre. Les embrasures prenaient des formes, derrière les rideaux de perles de bois, de bandes plastique. Ils se levaient.

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à propos

À lire ailleurs :
Qui-vive ?
, Excès, 2022.
De fortune, lundimatin, 2021.
Bibliomasse, lundimatin, 2020.
Redéfinir la situation, lundimatin, 2019, en ligne.
Échantillon gratuit, lundimatin, 2015, en ligne : 1, 2, 3.
Farcissures, Allia, 2012.

Tous les textes sont de François Tison.

ofinar [chez] gmail point com

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